Enquête. Les damnés du phosphate

Publié le par Le Blog - la Voix Des Travailleurs - V.d.T.

Enquête. Les damnés du phosphate

 
(DR)

Sous ses airs de mère nourricière et d’entreprise citoyenne, l’OCP (Office chérifien des phosphates) se heurte à la grogne grandissante du peuple de la région de Khouribga, fatigué des effets pervers du fonctionnement du mastodonte minier.


À peine dépassés les trottoirs bordés d’arbres du “Quartier français”, le sol redevient une étendue sèche et pelée. Quelques kilomètres après la sortie de Khouribga se dressent des montagnes de poussière blafarde, non loin de hautes cheminées dont s’échappe une fumée grise. “À gauche, c’est l’or blanc, lance Charki Allafi, Khouribgui émigré en
Italie, désignant depuis sa voiture les tas de phosphate amoncelés dans l’usine de traitement Béni Idir. À droite, c’est la pauvreté”. Au croisement, un panneau indique la direction de Hattane, une bourgade de 12 000 habitants bâtie en 1948 par l’Office chérifien des phosphates (OCP) “pour parquer les ouvriers turbulents”, raconte Abdelaziz Adidi, directeur d’études à l’Institut national d’aménagement et d’urbanisme (INAU).

C’est de là qu’en octobre 2006, 8000 personnes ont marché jusqu’à Béni Idir, pour adresser une longue liste de doléances aux dirigeants du tout puissant Office. Des revendications que Charki Allafi, également président d’Al Manar (association de l’action sociale, du développement et de l’environnement), tente de relayer lors de chaque séjour au Maroc.

“À cause du phosphate”
À Hattane, la torpeur règne entre les alignements de maisons basses. “La plupart n’ont pas de sanitaires, et certaines ni eau courante ni électricité”, explique Charki Allafi. Des jeunes sont assis par grappes à même le sol, où les pierres le disputent aux ordures. Dans les alentours, les champs de terre dévoilent des trous béants. “C’est resté comme ça après le départ de l’OCP”, lance, les yeux dans le vide, Salah Moustamir, journalier de 40 ans. “De ma vie, je n’ai travaillé que deux ou trois ans”, déplore ce père de famille, pour qui l’Office des phosphates a toujours drainé bien plus de soucis que de revenus. Mes enfants ont des problèmes aux dents, des problèmes de respiration, aux yeux…”, poursuit-il, maudissant les rejets de l’usine voisine.

À 800 mètres de là, l’unité de séchage de Béni Idir crache, en continu “8000 tonnes de poussières chaque année, assure Salah Moustamir. Et le vent les ramène toujours dans notre direction”. À la tombée de la nuit, c’est toute la zone qui disparaît dans un brouillard jaunâtre. Chez les familles Chamkar et Akir, où “l’on fait du pain pour survivre”, on dénonce le travail donné aux “étrangers” à la région et le “coke”, déchet de charbon “utilisé pour le séchage du phosphate, moins cher que le fuel”, explique Charki Allafi.

Les constructions ne pâtissent pas moins des activités de l’OCP. Plus loin, Mounassir, habitant du village de M’fassis, peste contre les explosions à la dynamite, utilisée pour l’extraction du minerai, qui projette terre et déchets sur les tombes du cimetière, fissure les maisons. “Les grottes creusées pendant le protectorat empêchent l’amortissement des ondes”, ici comme à Douar Dahane, où onze familles, encerclées par plusieurs exploitations, vivent dans le bruit incessant des ceintures de transport du minerai.

Pour ces habitants qui ont toujours vécu d’agriculture et d’élevage, les dégâts environnementaux liés à près d’un siècle d’extraction minière n’ont rien de secondaire. “La forêt domaniale d’eucalyptus a été détruite, gronde Mostafa, 29 ans, chef d’atelier mécanique au “PMK”, Pôle mine Khouribga, de l’OCP depuis 2003. Et même si elle existait encore, je n’aurais pas le temps d’en profiter”. Catégorie “x3”, payé 3342 DH par mois pour des journées de douze heures, Mostafa loge chez ses parents et multiplie les heures sup’, majorées de 25%, les week-ends.

Expropriations “bon marché”
Dans les alentours, quelques champs de blé épars, mais surtout des étendues couvertes d’une plante jaune, “non comestible, rappelle Mohamed Dahane, père de deux enfants. Les terres sont stériles, et la poussière absorbe le peu de pluie qui tombe. Nous n’essayons même plus d’élever du bétail : les animaux meurent vite”. Un constat sans appel de la désertification de la région, après des dizaines d’années de contamination de la nappe phréatique par les rejets des usines OCP et de refoulement des sols fertiles dans les couches stériles par l’utilisation des draglines.

Ironie : c’est pour mieux fertiliser les sols de ses clients mondiaux (l’acide phosphorique sert à fabriquer des engrais) que l’OCP a condamné les terres arables de la région de Khouribga. Peu émotif, l’Office chérifien poursuit en parallèle une expansive politique d’expropriations. “L’OCP va s’emparer d’une soixantaine d’hectares pour construire une laverie”, illustre Abdellah Kasmaoui, vice-président de Al Manar.

Mais les indemnisations proposées sont rarement jugées décentes. “L’OCP me propose 20 000 DH l’hectare, rapporte Mohamed Dahane. Mais à Khouribga, une petite maison avec étage en coûte 200 000 ! Un jour, un responsable juridique nous a dit que seuls cinq centimètres de terre nous appartenait. Le reste, c’est à l’Etat”.

“Ces terrains sont des “jmoue”, une propriété de l’Etat, rappelle Ahmed Nabzar, directeur du Pôle mine de l’OCP. L’Etat nous les vend pour utilité publique à un prix fixé par la direction des affaires rurales. Quant à ceux qui y vivent, nous les indemnisons selon une évaluation du mètre carré par type de construction, parfois jusqu’à 600 000 DH pour un terrain”, assure-t-il. Pourtant, la majorité des relogés finissent par grossir les quartiers pauvres en périphérie de Khouribga. “On veut des terrains similaires ailleurs”, clament d’une même voix ces agriculteurs de souche.

Le tabou des maladies professionnelles
À une quinzaine de kilomètres, ce sont d’autres plaintes qui montent dans un bureau de Khouribga. Calmement, Mohamed Darouache, 58 ans - dont 31 passés à l’OCP comme cadre technicien “à la journée” - installe ses prothèses auditives, récite une prière, puis sort un dossier fourni au nom de l’association Al Ouahda des retraités des phosphates du Maroc (5000 anciens agents et 3000 veuves), créée en 1999, dont il est le président.

Vif et volubile, il s’indigne que “certains anciens agents, qui ont travaillé plus de vingt-cinq ans à quarante mètres sous terre, touchent aujourd’hui 800 DH de retraite”. “Ce n’est pas de la mécanique horlogère”, ironise-t-il pour rappeler des conditions de travail ardues et parfois dangereuses, tout en tendant le bulletin de pension, daté de février 2005, d’une veuve d’agent OCP, 70 ans et mère de six enfants : 132,50 DH. “Elle fait le ménage pour survivre”.

Autre cheval de bataille : le tabou entretenu autour des problèmes de santé des travailleurs OCP. “Chaque semaine, un retraité meurt de silicose ou d’un cancer des poumons, s’emporte Mohamed Darouache. Ceci sans oublier les maladies cardiovasculaires ou rénales, l’hépatite C, les hernies discales…”. Pour certains, le coût de traitement ronge chaque mois jusqu’à 500 DH de leur maigre pension. “Nous souhaiterions la reconnaissance des maladies professionnelles. Mais depuis sept ans, malgré les lettres et les sit-in, nous n’avons toujours pas de réponse, de la direction de l’Office comme du gouvernement”, fulmine-t-il.

Ce n’est pourtant pas faute de moyens : l’OCP compte deux hôpitaux, une vingtaine d’infirmeries, deux labos et trois centres de radiologie. Des infrastructures utiles, mais, visiblement, également dociles. “Il n’y a jamais eu de cas médicalement prouvé lié à l’OCP, tranche Ahmed Nabzar, de la direction des exploitations. Moi-même, j’ai été ingénieur de fond plus de dix ans. S’il y avait quelque chose dans le phosphate, j’en serais déjà mort !”, ironise-t-il. “Personne n’aime en parler et il n’y a pas de statistiques. Les médecins du travail OCP pratiquent la langue de bois”, résume, résigné, Abdelaziz Adidi, avant de nous conseiller un médecin du public qui se désistera en dernière minute de peur de “ représailles ”.

Un bilan contrasté
“Ecoutez, toute entreprise minière implique des nuisances, pas seulement au Maroc. Et on ne reste pas les bras croisés”, relance Ahmed Nabzar, dégainant deux dossiers de presse recensant les actions sociales et environnementales de l’OCP. “Sans moralité, la performance n’a pas lieu d’être”, se gargarise solennellement le site web de l’Office chérifien, qui tient à son image d’entreprise citoyenne. PDG du groupe OCP depuis février 2006, Mostafa Terrab, contacté à maintes reprises par TelQuel mais jamais disponible, affirme (sur le site web) l’importance de “concilier les impératifs économiques, le respect de l’environnement et l’équité sociale”.

Ainsi, selon l’OCP, depuis 2003, un budget de 365 MDH a été alloué à la réduction des impacts environnementaux, dont 145 déjà engagés. 200 000 arbres sont replantés chaque année, et les études de Mediterre (1997) et du Cerphos (2005)* (ce dernier étant filiale du groupe OCP) garantissent que les rejets de poussières de Béni Idir, peu à peu équipé de nouvelles technologies, ne sont pas nocifs.

Côté social, l’OCP met en avant son aide aux communes (aménagement de pistes et décharges publiques, réfection d’écoles, alimentation en eau potable…), la cession de 150 hectares de terrains pour le relogement de bidonvillois, ainsi que des enveloppes annuelles de 187 500 DH et de 110 000 DH, accordées respectivement aux associations et à la culture, ou encore le soutien, à hauteur de 4,5 MDH, à des projets de la municipalité… En 2005, plus de 24 MDH ont été engagés dans la région de Khouribga, conclut le dossier de presse.

“Les ouvriers OCP ont toujours eu des salaires plus élevés et plus d’avantages qu’ailleurs”, concède Abdelaziz Adidi, lui-même fils de mineur OCP et dont les bons bulletins ont parfois valu une prime de 1000 DH à son père. “L’OCP ne ment pas sur ses bonnes intentions, mais cela reste très peu comparé aux dégâts causés”, estime-t-il pourtant.

Justement, certaines actions contrastent avec d’autres. Ici, l’Office aide à l’électrification d’un douar ; ailleurs, il la freine. “À Oulad Charki – un terrain jmoue qui devrait être exploité dès 2008, avertit Ahmed Nabzar - l’OCP bloque les démarches, témoigne Abdellah Kasmaoui d’Al Manar. Une fois un douar électrifié ou alimenté en eau potable, cela lui coûte plus cher de le récupérer”.

Makhzen économique ?
“L’OCP fonctionne comme un prolongement économique du Makhzen, avec ses gratifications et ses passe-droits”, analyse Khalil Jemmah, président de l’AFVIC (Amis et familles des victimes de l’émigration clandestine). Avec autorité, populisme et opacité. “C’est un instrument de l’Etat, assez fort pour briser tout début de militantisme par domestication”, renchérit Abdelilah Belgacem, alias Paco et militant de l’AFVIC. “Il y a des protestations latentes, mais les gens sont gagnés par un sentiment d’impuissance”, regrette Khalil Jemmah.

Khouribga fut pourtant le creuset du syndicalisme marocain – première grève nationale de 1936 – doublé d’un fief de la résistance nationaliste. “Je garde en souvenir les marches du 1er mai avec mon père, se souvient Abdelaziz Adidi. La police était partout. Les grèves de longue durée étaient suivies de sanctions sévères, de renvois ou de mutations des récalcitrants… L’OCP, c’est un Etat dans l’Etat”.

Aujourd’hui persistent encore quelques irréductibles. Dont l’AFVIC, qui n’hésite pas à tenir l’OCP, via sa politique de recrutement à faible coût, pour responsable indirect du hrig (dont Khouribga détient le triste record au Maroc). “Votre Office encourage le renouvellement des contrats de retraités comme le jeu de rôles entre sociétés d’intérim, et tue l’espoir et la motivation chez une jeunesse vulnérable”, dénonce un fax du 19 septembre dernier - un mois après le naufrage d’une patera au large de Lampedusa ayant fait une trentaine de victimes marocaines et dont neuf rescapés avaient multiplié les contrats intérim OCP. La missive est, on s’en doute, restée sans réponse. “Les contrats d’intérim chez Smesi représentent 2000 à 3000 DH d’économie pour l’OCP, s’indigne Aziz, 28 ans, agent de maintenance technique depuis 2004. Mais les employés peuvent passer dix ans avec des contrats de six mois, sans avantages sociaux”.

“Le marché est très concurrentiel, se défend Ahmed Nabzar, nous sommes obligés de nous battre comme nous pouvons. Nous versons un milliard de dirhams par an en masse salariale”, argumente-t-il avec une pointe de paternalisme. Selon lui, la stratégie actuelle d’essaimage a permis la création de 36 PME de sous-traitance (gardiennage, nettoyage, jardinage…) en trois ans et demi. “Pas mal de gens ne comprennent pas l’apport de l’OCP, s’agace-t-il. Comme l’Office est le seul employeur de la région, les gens interprètent le chômage comme étant notre faute. Mais nous recrutons de 300 à 400 personnes qualifiées par an, et quelque 1200 par intérim, reconnaît-il ”.

“En tant que gestionnaire de formation, je sais l’importance de la rentabilité dans une entreprise. Mais l’OCP a un autre rôle à jouer, c’est une entreprise publique et son argent est aussi celui du contribuable”, rappelle Khalil Jemmah, visant les bénéfices records de l’Office ces dernières années.

Economiquement riche, socialement pauvre
“C’est un établissement public d’Etat, mais qui fonctionne comme une multinationale face à de gros concurrents”, explique Abdelaziz Adidi. Mécanisation à outrance, effectifs réduits de moitié en vingt ans, essaimage… “La réduction des coûts a fini par se répercuter sur son rôle social”, poursuit le chercheur, d’autant qu’il s’est vite trouvé dépassé, dès les années 50, par un très fort accroissement démographique, avant que la tendance ne s’inverse dans les années 80 avec l’exode vers l’étranger (surtout l’Italie). Ironiquement, c’est aussi en grande partie cette diaspora – au moins un membre par famille - qui maintient Khouribga sous perfusion grâce aux investissements et au commerce.

Car, de toute évidence, l’OCP n’a pas réussi à industrialiser la région. “L’Office n’a pas été créé pour développer mais pour exploiter, clarifie Abdelaziz Adidi. Sa participation a été indirecte, via le chemin de fer, le développement du port de Casablanca…”. Derrière les apparences d’une gestion providentielle dans une Khouribga aux deux visages – d’un côté, la ville publique, fantôme, de l’autre, la ville OCP avec sa verdure, ses infrastructures - la province est en fait sclérosée et dépendante. Elle enregistre près de 20% de taux de chômage, un emploi industriel qui ne dépasse pas un millier d’actifs et une totale absence d’activités complémentaires…

“La ville pâtit d’être entre deux régions, celle agroalimentaire de Béni Mellal et le Grand Casa”, analyse Driss Salek, un élu qui pointe aussi la responsabilité de la municipalité et sa “mauvaise gestion”. “Finalement, constate Abdelaziz Adidi, les effets positifs réels de la mine sont apparus du côté de Casablanca, Safi et El Jadida, via la naissance de l’industrie chimique lourde”. Khouribga, conclut Paco, “c’est une région économiquement riche, mais socialement pauvre”.
* Abdelaziz Adidi, “Khouribga : la problématique de développement d’une ville minière”, INAU, Rabat, 2000
* CERPHOS, Centre d’études et de recherches des phosphates minéraux, Casablanca.

 


Chiffres. Une santé insolente

Première entreprise marocaine (2 à 3% du PIB), le groupe OCP, créé en 1975 et fort de plus de 19 000 employés (à fin décembre 2004), exploite les trois quarts des réserves mondiales de phosphates et détient 43% de parts de marché de l’acide phosphorique. Premier exportateur et second producteur mondial de phosphates, son chiffre d’affaires à l’export atteignait en 2005 un record absolu : 2 milliards de $ (environ 16 milliards de dirhams), soit 17,8% de plus qu’en 2004. En 2005, trois nouveaux accords ont été conclus avec des géants industriels en Chine (Sinochem Corp), au Brésil (Bunge) et en Inde (Tata Chemicals).

 


Ségrégation. “Des cicatrices très fortes”

Héritée du Protectorat et de “l’esprit d’urbanisme culturaliste cher à Lyautey”, selon Abdelaziz Adidi, - à savoir villas coloniales d’un côté, cellules des “indigènes” de l’autre - la ville OCP reflète les discriminations que gardent en mémoire de nombreux enfants d’agents OCP, mais qui ont tendance à s’atténuer aujourd’hui. “Fils d’ouvriers ou de cadres, on n’avait pas les mêmes droits”, assure Khalil Jemmah, évoquant les “cicatrices très fortes” d’une ghettoïsation professionnelle. Écoles différentes, piscine différente, quartiers différents… “À priori, l’hôpital était accessible à tous. Mais pour y disposer d’une chambre, tout dépendait du grade du père”, poursuit le président de l’AFVIC, qui prépare un documentaire sur la mémoire de la vie ouvrière à l’OCP. “Nous espérons le voir participer au festival du film du travail de Bruxelles”.

 


Histoire. Du protectorat à l’externalisation

Après la découverte du phosphate en 1907, le maréchal Lyautey a l’idée de “créer un office public pour empêcher, en ces temps de libéralisme, les capitaux étrangers de s’infiltrer”, raconte Abdelaziz Adidi, directeur d’études à l’INAU. C’est chose faite en 1920. L’argument officiel : mettre ces ressources à disposition du royaume chérifien. “Mais en réalité, assure le chercheur, c’était un outil de pillage principalement bénéfique à la France”, qui dura jusqu’à l’Indépendance, les changements de statuts en 1960 et surtout, la nationalisation en 1973. L’OCP veut alors être une locomotive de développement de la région et du pays. Depuis quelques décennies, la stratégie est au désengagement. Cession du patrimoine immobilier, recentrage sur l’activité minière (extraction, premier traitement, transport), externalisation à des petites entreprises de sous-traitance, diversification horizontale et internationalisation.
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Publié dans voixdestravailleurs

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